Le sexe de la sollicitude – Fabienne Brugère
Fabienne Brugière, qui est une philosophe du care, ne parle pas dans ce livre à proprement parler de la culpabilité. Mais à travers l’histoire du rôle dévolu aux femmes, elle dévoile ce qui peut constituer l’origine de cette culpabilité sur laquelle nous nous interrogeons. Son propos s’étend jusqu’au champ politique, ce qui ne correspond pas non plus à notre préoccupation. Mais néanmoins à travers cela, elle aborde la possibilité de renverser ce poids qui pèse traditionnellement sur les femmes, le souci des autres, pour en faire une dimension éthique partagée par tous – Editions du Seuil, octobre 2008
La sollicitude n’est pas une qualité inhérente à certains êtres humains. C’est un marquage sexuel au service de la domination masculine. En effet, dans l’ordre social traditionnel:
- les femmes sont vouées à l’espace privé de la famille, l’espace secret de la maison, dévolu à la protection des proches dans le silence et le dévouement
- tandis que les hommes occupent l’espace public affairé et bruyant du gouvernement et du travail rémunéré, voué à la réalisation de soi.
La sollicitude attribuée aux femmes trouve sa meilleure légitimation dans la maternité. La sollicitude maternelle apparaît comme une qualité essentielle et une norme du féminin. Après des décennies de féminisme, une femme qui ne témoigne pas de cette forme de féminité se voit aussitôt renvoyée à la question : est-elle bien encore une femme ? N’a-t-elle pas sacrifié au culte viril du soi ?
Le sacrifice de soi, une norme du féminin
Dans ce système qui a longtemps fait des femmes des êtres mineurs (c’est seulement dans les années 70 en France que les femmes ont obtenu le droit d’ouvrir un compte en banque ou de travailler sans l’autorisation de leur mari), comment peuvent-elles devenir des sujets au même titre que les hommes tant leur devenir est guidé par la question du dévouement ? L’expérience des femmes, normée par un souci des autres, est accolée au sacrifice de soi. Le piège féminin ancestral de l’abnégation de soi est toujours là. D’autant que l’arrivée massive des femmes dans les années 70 sur le marché du travail, n’a pas amené à revoir le fonctionnement traditionnel de la société dans lequel l’homme est pourvoyeur de ressources et la femme pourvoyeuse de temps (double journée de travail, Dominique Méda).
Nature et gratuité
Pour autant, nos sociétés reconnaissent peu de valeur à la sollicitude. Dans un monde voué à la rentabilité économique ce sont l’indépendance, l’autonomie et la réalisation de soi qui sont valorisées. En conséquence :
- Les soins donnés aux enfants, aux personnes malades, handicapées, âgées sont exercées par les femmes les plus pauvres, parfois immigrées clandestines.
- D’ailleurs ce qui se fait en fonction de sa « nature » peut-il être reconnu comme une compétence technique ?
- Et puis, la disponibilité caractéristique de la sollicitude maternelle n’implique-t-elle pas une gratuité dans le rapport aux autres ?
Pourtant, souligne-t-elle le souci de soi peut être compromis par le souci de l’autre. Le décentrement vers autrui peut devenir insupportable, tant il empêche de se préoccuper de sa propre vie psychique (c’est comme cela que l’on voit des violences se commettre dans les métiers de soin aux personnes dépendantes).
Assumer aussi sa propre fragilité
C’est pourquoi Fabienne Brugère propose que le souci des vies vulnérables devienne l’affaire de tous. Et affirme qu’exercer un tel souci c’est assumer la fragilité des autres, mais aussi de soi-même. Changer cela commence avec la nécessité pour les femmes d’apprendre à prendre soin de soi. A devenir elles-mêmes sujet de leur sollicitude.
Et c’est peut-être une piste de dégagement pour nous, dans ce travail que nous faisons pour comprendre la culpabilité des femmes dans le travail :
Devenir sujet de notre propre sollicitude
- prenons conscience de cette notion de sollicitude qui a construit notre histoire,
- qui nous assigne le dévouement comme « nature »
- et nourrit sans doute notre culpabilité
- à une époque où les femmes se construisent un destin singulier à travers la vie professionnelle (et on peut faire le lien avec cette justification que les femmes utilisent : « j’ai besoin de travailler »)
- échappant ainsi pour partie à cette assignation du souci de l’autre auquel nous devions entièrement dédier notre vie.
- Mais en contre partie, comment pourrions-nous devenir sujet de notre propre sollicitude
- et réintroduire consciemment dans notre vie professionnelle cette sollicitude et la partager avec les hommes ? Quelles sont les activités dans lesquelles elle s’exerce déjà, et pouvons-nous les identifier ?
Note de lecture faite par Laurence Dejouany en 2010, en lien avec l’atelier sur la culpabilité