Zahia Ziouani : une chef d’orchestre sans frontières
Pour réaliser son rêve d’enfant, Zahia Ziouani a dû s’imposer. Rien ne la destinait à exercer l’art de la baguette, connu pour être peu accessible. Les femmes chefs d’orchestre se comptent encore sur les doigts de la main et le chemin qui les mène sur les estrades face à des formations symphoniques n’est pas un long fleuve tranquille. Portrait d’une femme engagée, au parcours exemplaire.
Née à Paris de parents algériens, mélomanes et épris de culture, Zahia Ziouani est animée dès l’enfance par une passion pour la musique classique. A 8 ans, elle dirige la chorale de son école, suit des cours de guitare au conservatoire, avant de se tourner vers l’alto et d’intégrer l’orchestre des élèves. A 13 ans, elle s’imagine en chef d’orchestre et dévore déjà les répertoires. « Une envie aussi surréaliste que de vouloir être président de la République ou cosmonaute, raconte-t-elle. Rien n’a joué en ma faveur, ni ma féminité, ni mes origines sociales modestes. » Elle remporte plusieurs prix de conservatoire avant de faire une rencontre déterminante : le maestro roumain, Sergiu Celibidache, directeur du philharmonique de Munich, qui l’intègre dans sa classe de direction d’orchestre.
Pour être certaine de diriger un ensemble, une femme n’a d’autre solution que de le créer elle-même ! En 1997, elle fonde l’orchestre symphonique Divertimento, en réunissant 70 musiciens autour d’un projet commun innovant : rompre les frontières entre les cultures, les classes sociales, les origines et les générations, pour offrir la musique classique au plus grand nombre en explorant de nouveaux territoires. Afin de favoriser la mixité dans son orchestre, elle introduit la parité dans chaque pupitre. Les projets artistiques foisonnent avec un répertoire enrichi de musiques contemporaines, traditionnelles, où se propagent de belles thématiques méditerranéennes… A Stains, elle dirige parallèlement le conservatoire de musique et le Festival Classiq’. En 2007, Zahia Ziouani est nommée chef d’orchestre principal invitée de l’Orchestre national symphonique d’Algérie. Très engagée dans le combat pour l’accès à la culture pour tous, elle mène de nombreuses actions de sensibilisation et propose des formations de pratique musicale dans son Académie Divertimento. Membre référent et conseillère artistique du projet expérimental Demos (dispositif d’éducation musicale et orchestrale à vocation sociale), piloté par la Cité de la Musique, Zahia participe à l’encadrement musical et pédagogique de cet orchestre de jeunes.
L’univers de l’orchestre symphonique est très masculin. Les femmes doivent se battre pour exister et défendre leur talent. La parité est donc loin d’être acquise dans ce milieu conventionnel où les codes n’ont jamais été remis en question. Le métier de chef d’orchestre a longtemps été assuré par des hommes et plutôt âgés. Comme Zahia, ses jeunes homologues masculins doivent partir à l’étranger pour trouver leur place. Peu de jeunes, peu de femmes et peu de talents issus de milieux populaires ! Alors, ce pouvoir, que lui confère son statut de chef d’orchestre reconnu, elle l’a mis au service de l’Autre, cet infini pluriel : le partage de la musique et la transmission de l’ambition que tout le monde peut réussir s’il s’en donne les moyens. Elle se produit dans de nombreux festivals, en Russie, Espagne, Allemagne, République tchèque, Pologne, Belgique, Algérie…
En 2008, Zahia Ziouani a été promue Chevalier de l’Ordre national du Mérite. En 2014, elle a reçu le prix Coup de Cœur de la Femme d’Influence et a été nominée au grade d’officier des Arts et des Lettres. Elle a publié deux livres La Chef d’orchestre (Ed. Anne Carrière) et D’une Rive… L’autre (Ed. ART).
Trois questions à Zahia Ziouani
Laurence Thomazeau
A quel moment avez-vous choisi de faire une carrière de chef d’orchestre et comment vous êtes-vous construite ?
L’envie de pratiquer la musique et de jouer en orchestre est venue naturellement. Créer une unité avec tous les musiciens, étudier les conducteurs d’orchestre, m’ont fascinée dès le plus jeune âge. Mais j’ai dû faire preuve de beaucoup de persévérance pour apprendre un métier où les femmes ne sont pas attendues. Mon maître, Sergiu Celibidache, qui m’a assurée de tout son soutien par la suite, m’a accueillie dans sa classe de direction d’orchestre par un avertissement plutôt âpre : « Avec moi, une femme ne tient pas plus de 15 jours… » J’ai connu la désertion des pupitres masculins avant un concert au lycée Racine ! J’ai vite compris que la route était compliquée et j’ai continué d’être instrumentiste. J’en ai tiré parti, car ma longue expérience de l’intérieur d’un orchestre n’a jamais cessé de me servir. Entre temps, je gagnais des concours de direction d’orchestre et j’ai décidé de créer ma propre formation pour en assurer la direction musicale.
Pouvez-vous nous parler de votre expérience du pouvoir et comment assoit-on son autorité de chef d’orchestre au féminin ?
Il est indispensable d’acquérir de la confiance en soi, d’apprendre à surmonter les doutes qui peuvent nous envahir, même s’ils se révèlent souvent être constructifs. Je suis parfois seule à prendre des décisions face à un groupe. Pour diriger, il faut un projet d’orchestre, dans sa double dimension, artistique et budgétaire. Par ailleurs, le milieu d’hommes est parfois violent, on vous teste constamment. Dans certains pupitres, les cuivres, par exemple, l’ennemi numéro 1 désigné est le chef d’orchestre… L’exigence s’en trouve démesurée à l’égard des femmes.
On admet qu’un homme chef d’orchestre soit moins convaincant, un court instant. S’il est pris d’un coup de sang, lance sa baguette de rage à la tête des musiciens, sort en claquant la parte, on le pardonne : « Il est fatigué ! ». Pour une femme, ce sont ces cinq minutes-là que l’on retient et vous n’avez plus de musiciens dans la salle… L’autorité d’un chef d’orchestre se joue dès la première répétition. Sur le terrain, on affine son travail et on construit un collectif, en cherchant un juste équilibre qui conduira tous les musiciens dans la même direction. L’orchestre est l’instrument du chef. Si le concert est l’aboutissement pour un musicien, pour le chef d’orchestre c’est le jour de la première répétition… Tout se crée à partir de son positionnement, seul face à un groupe, la qualité de ses échanges, sa capacité à orienter différemment le travail selon le degré de fatigue, sans jamais rien lâcher sur l’exigence. J’exerce mon autorité en m’appuyant sur la relation que j’ai avec les musiciens. Il faut beaucoup d’énergie pour jouer avec les sentiments, les émotions et les fragilités de chacun. Même si je revendique ma féminité, je ne me sens ni homme ni femme sur un pupitre, juste un chef d’orchestre !
Diversité culturelle et Mixité : deux maîtres mots, mais concrètement par quels moyens ?
Mon orchestre « Divertimento » s’est installé à Stains en Seine-Saint-Denis. En voyant les jeunes des quartiers populaires, j’ai eu la conviction que les artistes ont un rôle à jouer dans la transmission, en étant présents dans tous les territoires. Une symphonie de Beethoven reste difficile à jouer, certes, mais quel que soit le lieu de représentation ! Les musiciens de l’orchestre symphonique Divertimento ne sont pas seulement recrutés pour leur talent, mais aussi pour leur savoir-vivre-ensemble et pour leur désir d’adhésion à notre projet participatif.
Nous sommes une entreprise régie par des contraintes budgétaires, qui relèvent de deux politiques distinctes, celle de la Ville et de la Culture. L’orchestre résidant en Banlieue, la Culture nous renvoie souvent vers les collectivités locales. Et c’est dommage ! Sans le mécénat, des projets n’aboutiraient pas. Il faut justifier de tous nos résultats. Voilà aussi les enjeux auxquels je me dois de répondre pour faire vivre l’Orchestre. En France, on recrute de très bons musiciens individuellement, sans se soucier de leur intégration, de leur aptitude à bien jouer ensemble, et devant des publics inégaux en connaissance de la musique. La dimension humaine et pédagogique doit être présente au niveau des musiciens avant de leur donner une perspective plus lointaine avec le projet d’orchestre. Pour le partager, nous avons instauré des comités pédagogiques et musicaux auxquels participent les musiciens. Une source d’enrichissement ! C’est cette diversité, cette double compétence et ces pratiques collectives qui nous permettent de mener à bien nos projets.
A l’heure où la question du bien-vivre-ensemble se pose, seul le travail sur le terrain de la diversité permettra d’avancer. Dans les quartiers où nous intervenons, on redonne confiance aux jeunes à travers la découverte de la musique et l’exercice du travail collectif, en les rendant acteurs de leur destin. Idem pour le monde musical classique, tant qu’il n’y aura pas de diversité culturelle, sociale, générationnelle et de genres, il n’y aura pas de changement.
Pour suivre l’activité de l’orchestre symphonique Divertimento, cliquez sur ce lien